JEUNE AFRIQUE - SPECIAL 60 ANS D'INDEPENDANCE

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En ce soixantième anniversaire de la décolonisation en Afrique subsaharienne, retour sur cette histoire riche, multiple et parfois oubliée.

Entre le 1er janvier (au Cameroun) et le 28 novembre 1960 (en Mauritanie), dix-sept pays africains, parmi lesquels une grande majorité d’anciennes colonies françaises, ont accédé à l’indépendance.

Soixante ans plus tard, il est difficile pour ceux qui n’ont pas vécu ces événements de mesurer la joie, l’émotion, l’enthousiasme et l’espoir gigantesque qu’ont pu susciter l’accession à l’indépendance, l’accès à la souveraineté et, pour reprendre les mots employés par le premier président tchadien, François Tombalbaye, « le droit de choisir sa propre voie, de figurer parmi le concert des nations, égal en dignité aux plus grandes ».

Derrière cette communauté de destins pourtant, les chemins empruntés ont été très différents, parfois même divergents. Quoi de commun, en effet, entre un Cameroun arrachant sa liberté les armes à la main et un Gabon dont le chef du gouvernement tenta jusqu’au bout de négocier pour son pays le statut de département français ? Entre une indépendance ivoirienne que Houphouët-Boigny voulut « exemplaire » et apaisée, une émancipation sénégalaise où les jeunes radicaux s’opposaient à leurs aînés, plus conciliants, et une accession congolaise à la souveraineté indissociable de la figure historique de Patrice Lumumba ? C’est cette histoire riche, multiple et parfois oubliée que Jeune Afrique vous raconte ici.

INDEPENDANCES AFRICAINES ET DECOLONISATION DES ESPRITS

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Indépendances africaines: où en est la décolonisation des esprits?

Publié le : 24/10/2020 - 07:08

Françoise Vergès est historienne et Antoine Glaser est politologue. Montage RFI

Texte par :Tirthankar ChandaSuivre

19 mn

Françoise Vergès (1) est historienne, chercheuse, titulaire de la chaire « Global South » à la Fondation Maison des sciences de l’homme, à Paris. Antoine Glaser (2) est politologue, journaliste spécialiste de l’Afrique. Ils sont auteurs de plusieurs ouvrages consacrés à des thèmes qui vont de la politique en Afrique aux questions liées à l’esclavage et la colonisation, en passant par les relations France-Afrique. Interrogé à l'occasion du 60e anniversaire des indépendances africaines, le duo évoque au micro de RFI les heurs et malheurs de l'Afrique postcoloniale ainsi que le bilan du processus de décolonisation qui reste un «  work in progress » (« travail évolutif  »). Entretiens croisés.

RFI : Les indépendances furent un moment de joie et de fête pour les populations africaines. Que sait-on de leurs attentes et de leurs espérances ?

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Antoine Glaser : Seuls les historiens qui ont travaillé sur cette période peuvent répondre à cette question. Et encore ! Peu de choses ont été écrites. Cela dit, il faut se resituer dans la démographie de l’époque, avec 3,5 millions d’habitants en Côte d’Ivoire (plus de 30 millions aujourd’hui, NDLR), 3,2 millions au Sénégal, 5,1 millions au Cameroun, pas plus de 500 000 habitants au Gabon… Dans tous ces pays avec une très faible urbanisation, la proclamation d’indépendance n’a souvent concerné que les cercles de l’administration, à l’exception des pays où des mouvements d’indépendance anticolonialistes étaient déjà structurés. Il semble toutefois qu’il y ait eu plus d’enthousiasme à cette indépendance dans les anciennes colonies britanniques et portugaises que dans les anciennes colonies françaises. Il suffit de lire les proclamations des chefs d’État du « pré carré » français en 1960 pour s’en convaincre. La plupart remercie la République française de sa générosité. Le plus caricatural est le président gabonais Léon Mba, qui exprime sa gratitude profonde au général de Gaulle, « champion de l’Homme noir et de la Communauté franco-africaine », dit-il. Une déclaration qui tranche avec celle du Congolais Patrice Lumumba, qui relève qu’il ne faudra jamais oublier que l’indépendance du Congo a été conquise par la lutte. Cette différence dans les réactions s’explique en grande partie par l’approche assimilationniste de la colonisation française qui avait fait miroiter l’idée d’une communauté de destins entre l’Afrique et la France. Cette idée avait été confortée par l’intégration de leaders africains dans la structure de pouvoir en France, avec notamment Senghor et Houphouët-Boigny siégeant dans le gouvernement français.

Patrice Lumumba, président du Conseil de la République du Congo, quitte l'aéroport d'Idlewild à New York le 24 juillet 1960, escorté par des policiers américains. L'indépendance du Congo a été proclamée le 30 juin 1960. AFP

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Françoise Vergès : Pour les populations africaines, l’indépendance marque la fin d’un système qui les réduisait à des êtres sous-humains, des sous-citoyens. Cette souveraineté durement acquise leur permet de se retrouver pleinement dans leur existence. On assiste, avec ces indépendances, à un renversement de la perspective selon laquelle il y aurait, d’une part, une humanité qui compte et, d’autre part, une humanité composée de sous-hommes qui ne compte pas, qu’on peut trafiquer, qu’on peut vendre, qu’on peut acheter. « Et maintenant, nous sommes là », proclamait Patrice Lumumba dans son discours lors de la cérémonie de l’accession du Congo à l’indépendance, le 30 juin 1960. C’est sans doute cette présence réaffirmée de l’Afrique qu’on avait si longtemps reniée et qu’on ne peut plus désormais effacer malgré le sang qui va couler et les turbulences postcoloniales qui donne sens au combat historique pour l’indépendance dans les pays colonisés.

La crise du Congo, qui a éclaté en 1960 dans la foulée de l'accession à l’indépendance de cette ancienne colonie belge, n’a-t-elle pas d’emblée démontré que cette décolonisation était tout sauf une libération ?

F.V. : Je distinguerais l’indépendance de la décolonisation, qui est un processus dont les débuts remontent aux premières luttes anticoloniales et à la prise de conscience qu’il faut en finir avec le colonialisme et le statut colonial. La décolonisation est un très long processus historique, culturel, qui touche la politique, mais aussi les domaines de l’économie, l’art, les langues... En Afrique, ce processus de la décolonisation est passé par des phases successives, notamment les conférences nationales, l’émergence des mouvements de la jeunesse et de la société civile. Le processus se poursuit aujourd’hui avec les revendications pour la décolonisation des esprits, des enseignements, des institutions et la demande d’une indépendance réelle.

A.G. : Chaque indépendance a eu sa particularité. Avec ses ressources minières exceptionnelles, l’ancien Congo belge a tout de suite été l’un des enjeux majeurs de la rivalité entre les États-Unis et l’Union soviétique. Sans vrais moyens, la Belgique a très vite été hors-jeu, en particulier après la sécession de la riche province du Katanga par Moïse Tshombe et l’assassinat de Patrice Lumumba le 17 janvier 1961. Après l’arrivée au pouvoir de Joseph-Désiré Mobutu, c’est la CIA américaine qui est à la manœuvre. L’opération franco-marocaine de Kolwezi en mai 1978 contre les « Katangais » soutenue par les Cubains était déjà une opération de «  guerre froide » pour empêcher les soviétiques d’avoir accès au cobalt congolais. Ceci dit, le maréchal Mobutu avait une certaine marge de manœuvre pour gérer le pays à sa guise. À la fin des années 1970, il a même laissé croire aux Zaïrois qu’ils étaient désormais totalement «  décolonisés » en lançant une opération de « zaïrianisation » : le franc congolais est remplacé par le « zaïre  », Léopoldville devient Kinshasa, suppression des noms chrétiens, l’abacost (« à bas le costume ») remplace le costume occidental, certaines mines sont nationalisées au profit du premier cercle du «  maréchal ». Au début des années 1980, Mobutu Sese Seko (Mobutu le guerrier) est l’un des hommes les plus riches de la planète.

Quels sont les principaux acquis des indépendances africaines ?

A.G. : Le premier acquis des indépendances africaines des années 1960 a été l’accès pour un certain nombre de pays à la gestion de leurs États. Mais c’est une indépendance limitée car, à peine sortie de la colonisation, l’Afrique est devenue un enjeu géostratégique entre les deux blocs : l’Est et l’Ouest. Les indépendances africaines ont été en grande partie octroyées sous la pression des deux vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale : les États-Unis et l’Union soviétique. Au sortir de la guerre, les Américains et les Soviétiques ont fait pression sur les colonisateurs afin de pouvoir remplacer l’ordre colonial et installer rapidement un nouvel ordre mondial. Les Africains ont donc dû rapidement choisir leur camp entre puissances coloniales et poursuite d’une politique postcoloniale comme dans le « pré carré » français ou soutien soviétique à des mouvements de libération en contrepartie d’une zone d’influence. Dans un deuxième temps, l’acquis des indépendances africaines a été la solidarité entre mouvements de libération, comme entre l’Algérie et l’Afrique du Sud.

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F.V. : Les indépendances ont quand même transformé la carte du monde. Tout d’un coup, on a vu les pays africains prendre leur place à l’Assemblée générale de l’ONU. Ils ont fait entendre la voix de l’Afrique à la tribune du monde. Rétrospectivement, cela peut paraître un développement mineur, mais il ne l’est pas totalement, même si les voix des pays africains sont souvent instrumentalisées par les grandes puissances. Il n’en reste pas moins que la présence des États africains à l’ONU leur a donné une marge de manœuvre qu’ils n’avaient pas auparavant. Par ailleurs, sans les indépendances, il n’y aurait eu ni l’Organisation de l’Union africaine, devenue l’Union africaine depuis 2002, ni les organisations régionales qui, de l’aveu même des pays membres, jouent un rôle majeur dans l’évolution démocratique de l’Afrique. Et bien sûr, tout le travail autour de l’unité du continent, de l’abolition des frontières héritées du colonialisme, les solidarités Sud-Sud, n'aurait pas été possible sans la fin de la mainmise politique de l'Europe sur le continent.

On assiste aujourd’hui à la prise de conscience que la libération promise par les indépendances ne peut être effective sans la décolonisation des imaginaires, des savoirs et des cultures. Où en est-on dans ce combat ?

F.V. : On est plein dedans. Ce combat pour la décolonisation des esprits a gagné en ampleur ces dernières années grâce aux réseaux sociaux, des mouvements de jeunesse et de femmes qui favorisent la circulation des idées et des débats. Mais cette réflexion a commencé avec Aimé Césaire, Amilcar Cabral, Ngugi wa Thiong’o ou encore Frantz Fanon, qui ont lumineusement écrit sur ce sujet. Fanon a expliqué que le colonialisme ne se contente pas d’exploiter les corps, mais qu'il a aussi des effets psychiques sur les colonisé(e)s. Dans Peau noire, masque blanc, son livre incontournable sur cette thématique, Fanon rappelle qu’on ne peut se libérer de la dépendance coloniale uniquement en construisant une économie forte ou un État fort. Pour lui, le processus de libération coloniale passe aussi par la décolonisation de soi, c’est-à-dire le travail sur soi qui consiste à se débarrasser des complexes que l’Occident a mis dans la tête et les imaginaires des colonisé(e)s. Des féministes africaines, noires ou du Sud global, ont poussé plus loin cette réflexion en appelant à la décolonisation épistémologique ou des structures du savoir. Je cite souvent la fameuse phrase de la « queer » féministe noire états-unienne, Audre Lorde : « On ne détruit pas la maison du maître avec les outils du maître », qui résume bien cet effort qu'il nous faut faire. On a vu ce mouvement de décolonisation de l'esprit à l'œuvre dans les immenses manifestations d’étudiant(e)s en Afrique du Sud, mais aussi en Angleterre, autour de la campagne « Rhodes Must Fall », appelant à déboulonner la statue du colonialiste Cecil Rhodes. Ces questions occupent aussi une large place dans les romans, les films et les œuvres artistiques issues du continent.

A.G. : Il me semble que cette question de la décolonisation des esprits n’est encore d’actualité que dans les anciennes colonies françaises où une politique «  de dépendance dans l’interdépendance », selon la formule d’Edgar Faure, s’est poursuivie pendant toute la période postcoloniale, en particulier pour toute une génération qui a baigné dans la «  Françafrique  ». Au Nigeria, pays du Nollywood, bien loin d’une «  britannico-Afrique », la question ne se pose même pas. En Afrique du Sud, c’est surtout la décolonisation économique qui est en débat, pas celle des esprits et des cultures. Pour les intellectuels des pays francophones, tels que Felwine Sarr ou Achille Mbembe, l’enjeu consiste à sortir du dialogue étroit Afrique-France dans lequel l’évolution postcoloniale de leurs pays les ont enfermés. Ce qui les intéresse, c’est la perspective Afrique-Monde et pas France-Afrique.

Ils appellent à «  provincialiser l’Europe ». Comment comprenez-vous cette formule ?

A.G. : « Provincialiser l’Europe », c’est signifier que l’Europe n’est plus au centre du monde et surtout qu’elle n’incarne plus cette histoire universelle qui engloberait celle des Africains. D’où la création de mouvements intellectuels africains endogènes autour des Ateliers de la pensée à Dakar justement pour écrire «  l’Afrique-monde ». « Les Africains doivent se purger du désir d’Europe », insiste Achille Mbembe, fondateur de ces Ateliers avec l’écrivain Felwine Sarr. C’est intéressant de voir qu'Achille Mbembe et Felwine Sarr, tous les deux pensent trouver dans les universités américaines, au-delà des moyens matériels, une autonomie de travail qu’ils n’ont pas trouvée en Europe.

F.V. : Je comprends cette expression comme un appel à se constituer une autre épistémologie, une autre manière de voir le monde à partir du Sud et à partir de cette longue histoire qui précède l’histoire coloniale. Si l’esclavage et le colonialisme occidental font bel et bien partie de l’histoire africaine, ce n’est pas toute l’histoire. L’histoire de l’Afrique est faite d’échanges millénaires entre les villes de la côte est et l’Asie et le Moyen-Orient, elle est faite de circulation de textes et d’idées qui passent par Tombouctou et Al-Azhar, de relations géopolitiques Sud-Sud illustrées par les conférences de Bandung et la rencontre tricontinentale au XXe siècle. Tout cela définit d’autres cartographies dans lesquelles l’Europe est périphérique, voire  « provinciale ». Même si l’Europe se targue encore de posséder des forces militaires qui sont capables d’entraver la montée d’autres puissances, on ne peut pas ne pas noter que la centralité de l’Europe comme force épistémique est en train de s’amenuiser.

L’universalisme occidental semble être le principal ennemi à abattre dans ce combat pour la décolonisation des imaginaires. N’est-ce pas plutôt paradoxal de vouloir rejeter l’humanisme universel occidental, alors que les combats contre l’oppression coloniale ont été inspirés justement par la pensée universaliste des Lumières ?

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F.V : L’universalisme énoncé par les penseurs occidentaux n’a jamais existé en pratique à cause de la séparation de l’humanité entre Blancs et Noirs, entre ce que je qualifiais de « ceux qui comptent et ceux qui ne comptent pas ». L’Europe a bâti sa supériorité sur un « privilège blanc » fondé sur l’exploitation des hommes et femmes des autres continents, sur le pillage de leurs ressources et leurs imaginaires. L’universalité à laquelle aspirent aujourd’hui les intellectuels non occidentaux passe par la suppression de ce privilège blanc et l’égalité réelle de tous les êtres humains. Ces promesses d’égalité et d’universalité faisaient déjà partie des idéaux qui animaient les révolutionnaires haïtiens du XVIIIe siècle. On a oublié que la révolution haïtienne fut une des plus grandes révolutions du monde, parce qu’elle fut anticoloniale, antiraciale et anti-esclavagiste. Elle fut aussi la seule révolution à tenir ses promesses en instituant une citoyenneté ouverte fondée sur des valeurs modernes d’intégration et non d’exclusion. Ni les révolutionnaires français, ni les Américains ni les Anglais ne réussirent à tenir leurs promesses de l’universalité.

A.G. : Force est de reconnaître qu’il y a souvent eu un décalage entre la proclamation de l’universel par l’Occident et sa défense des intérêts nationaux, patriotiques. La pensée universaliste des Lumières a été très largement dénaturée par les actions politiques sur le terrain qui avaient pour but de perpétuer la domination coloniale et postcoloniale.

On a assisté, ces dernières années, à l’intensification des campagnes demandant que les statues des anciens esclavagistes et coloniaux honorés soient déboulonnées et que les œuvres d’art pillées dans les pays colonisés soient rendues. Au-delà de leur valeur symbolique, ces actions permettraient-elles de réparer l’Histoire ?

A.G. : Selon moi, le renversement de la statue de Cecil Rhodes, colonialiste anglais qui a donné son nom à la Rhodésie avant qu’elle ne soit rebaptisée Zimbabwe en 1980, n’a de sens que s’il s’accompagne d’un véritable travail des historiens de ce pays sur la décolonisation. Quant à la restitution des œuvres d’art pillées, elle demeure à ce jour largement une affaire symbolique franco-africaine. Aucun dirigeant africain n’en a vraiment fait jusqu’à présent son cheval de bataille au nom d’une Afrique soucieuse de retrouver ses racines et sa culture. Ainsi, le futur musée d’Abomey, qui doit accueillir les 26 œuvres qui seront retournées au Bénin, sera largement financé par le contribuable français via l’Agence française de développement (AFD). Il me semble que pour les jeunes Africains, la démarche serait plus crédible si leurs pays respectifs s’emparaient de la question plutôt que de laisser l’initiative aux anciennes puissances coloniales comme la France.

F.V.: Le déboulonnement des statues et la restitution des œuvres d’art pillées ne sont pas seulement des démarches symboliques. Ils sont en effet liés à une politique de réparation de l'Histoire qui a été à peine entamée et à laquelle l’Occident résiste avec toute sa force. Le pillage du continent africain, que ce soit dans le domaine des artefacts ou des matières premières, a été absolument massif. Les arguments avancés par les puissances occidentales pour refuser la restitution des œuvres d’art font preuve d’une mauvaise foi flagrante, empreinte de racisme. Or, c’est d'une part en déboulonnant des statues des chefs coloniaux qui ont torturé, massacré, humilié les colonisés qui s'étaient opposés à leur force brutale, et d’autre part en rendant aux pays d’origine les œuvres d’art qui leur reviennent de plein droit, qu’on peut réellement exorciser le passé esclavagiste et colonialiste des pays européens et faire progresser cette décolonisation des imaginaires à laquelle appelait Frantz Fanon.

Dans vos parcours personnels, à quel moment êtes-vous devenus sensibles à cette indispensable décolonisation des imaginaires et de l’esprit ?

A.G. :  Au cours de mes études de sociologie et d’ethnologie, il m’est très vite apparu que la réalité sociale et l’extraordinaire richesse de l’imaginaire sur ce continent étaient totalement niées ou ignorées. La complexité des systèmes de parenté et de valeurs communautaires m’a très vite intrigué et passionné. Un intérêt pour ce qui se passait de l’autre côté du miroir qui m’a beaucoup aidé plus tard dans mon travail de journaliste.

F.V. : Ce sont sans doute les injustices incroyables perpétrées sur fond de racisme et d’affirmation de supériorité que j’ai pu voir de mes propres yeux en grandissant à La Réunion dans les années 1950-1960 qui m’ont rendu sensible à cette question. La Réunion était une ancienne colonie esclavagiste et ce passé se sentait dans les rapports de force entre l'État et la population, cela se sent encore. Quand l’esclavage a été aboli, le pouvoir colonial a fait venir de Madagascar, de la côte est de l’Afrique, du sud de l’Inde et de la Chine, une main-d’œuvre taillable et corvéable à merci. Le pouvoir économique et de l’État était aux mains d’une petite élite blanche. Celle-ci avait institutionnalisé l’exploitation et le racisme sur lesquels était fondée la prospérité de l’île. Mes parents, qui étaient des militants anticolonialistes, nous autorisaient à passer de temps en temps quelques jours avec des familles de la classe populaire qu’ils connaissaient ou dont ils étaient devenus amis. C’étaient ces expériences de vie qui m’ont sensibilisée à la condition coloniale et raciale, même si à l’époque, comme j'étais encore très jeune, je ne comprenais pas tous les enjeux. Plus tard, chemin faisant, les lectures, le cinéma, les rencontres m’ont permis de faire sens de ce vécu. C’est à La Réunion que j’ai compris qu’il fallait toujours écouter les plus vulnérables, les plus fragilisés, qu’il fallait combattre racisme et colonialisme sous toutes leurs formes.

 

(1) Féministe et spécialiste des questions liées à la traite négrière, Françoise Vergés est auteure de plusieurs livres. Son dernier ouvrage s’intitule Le Ventre des femmes (Albin Michel, 2017).

(2) Antoine Glaser est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les relations franco-africaines. Il a publié en 2017 Africa France : quand les dirigeants africains deviennent les maîtres du jeu (Pluriel).

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Achille Mbembe : « Emmanuel Macron a-t-il mesuré la perte d’influence de la France en Afrique ? »

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Jeune Afrique - 27 novembre 2020

Par  Achille Mbembe

Historien et politologue camerounais.

Des intellectuels africains répondent à Emmanuel Macron (1/3). Suite à l’interview accordée par le chef de l’État français à Jeune Afrique, le 20 novembre, plusieurs intellectuels ont souhaité lui répondre. Jeune Afrique a choisi de publier trois de leurs contributions.

Celles et ceux qui ont eu l’opportunité d’échanger avec le président Emmanuel Macron au sujet de la politique française en Afrique auront été frappés par sa pugnacité et sa vivacité d’esprit. Sa longue interview accordée à Jeune Afrique en aura cependant laissé perplexe plus d’un, en particulier celles et ceux qui étaient disposés à lui accorder le bénéfice du doute. Les sceptiques, en revanche, crient victoire. Dès le début, ils ont dénoncé l’effort consistant à faire passer une révision en profondeur des rapports franco-africains ce qui, à leurs yeux, n’était qu’une simple opération marketing.

À LIRE Exclusif – Emmanuel Macron : « Entre la France et l’Afrique, ce doit être une histoire d’amour »

Comment leur donner entièrement tort ? Flagrante absence d’imagination historique en effet. Aucune parole politique de poids. Pas un seul concept. À parcourir rapidement ces pages, l’on en ressort avec la ferme impression que la France n’aspire qu’à une chose, sur un continent dont elle s’accorde pourtant à reconnaître le rôle vital au cours de ce siècle. Faire de l’argent.

Cynisme et raison d’État

Mieux, faire de l’argent à la manière de la Chine et de son impérialisme froidement prédateur. La Chine, ce nouveau venu que l’on présente volontiers comme un repoussoir de jour, mais que l’on ne peut s’empêcher d’admirer à la nuit tombée, le dragon qui pille gaiement, et qui, sans s’encombrer d’on ne sait quelle mission civilisatrice, oblige les Africains à gager leurs sols, sous-sol et autres biens et à tout vendre, dans l’espoir de s’acquitter de colossales dettes dont le gros des montants aura été détourné par des élites vénales.

À LIRE « À bas la France ! » : enquête sur le sentiment anti-français en Afrique

Caricature ? À peine. Étonnement? Pas davantage. En maints endroits du monde, le libéralisme se conjugue désormais au nationalisme et à l’autoritarisme. Très peu d’États ou de régimes peuvent aujourd’hui mettre le poids d’une conduite exemplaire dans les remontrances qu’aux autres ils veulent faire. Pourquoi, dans la nouvelle course pour le continent, la France se priverait-elle d’avantages auxquels ses concurrents n’ont guère renoncé ?

IL SOUHAITE QUE SON PAYS FASSE PREUVE DU MÊME VIRILISME SANS QUE NE LUI SOIT RENVOYÉ À LA FIGURE SON PASSÉ COLONIAL

Emmanuel Macron souhaite que le France fasse preuve du même virilisme sans qu’à tout bout de champ ne lui soit renvoyé à la figure son passé colonial. Ou que lui soient chaque fois rappelés ses hypothétiques devoirs en matière de défense de la démocratie, des droits humains et des libertés fondamentales. Après tout, si les Africains veulent la démocratie, pourquoi n’en paient-ils pas eux-mêmes le prix ?

Prenons donc acte du fait que, constamment, le rapport des chefs d’État de la Ve République avec l’Afrique aura été avant tout motivé par des intérêts militaro-commerciaux. Dans ce domaine, ni l’âge ni l’écart générationnel ne jouent aucun rôle, sauf peut-être idéologique, comme aujourd’hui. Les sentiments non plus, qu’ils soient d’amour, de haine ou de mépris. Seule compte la raison d’État, c’est-à-dire un ou deux juteux contrats grappillés ici et là.

Vertigineuse perte d’influence

Si, dans ce monde de larcins, calcul froid et cynisme prévalent, qu’est-ce qui distingue donc Emmanuel Macron de ses prédécesseurs ? A-t-il, mieux qu’eux, pris l’exacte mesure de ce qui se joue effectivement, à savoir la vertigineuse perte d’influence de la France en Afrique depuis le milieu des années 1990 ? Que certains s’en désolent tandis que d’autres s’en réjouissent importe peu. Dans un cas comme dans l’autre, l’on a bel et bien atteint la fin d’un cycle historique.

La France ne dispose plus des moyens de ses ambitions africaines, à supposer qu’elle sache encore clairement en quoi celles-ci consistent. Étrangement, tant du côté africain que du côté français, le fantasme de la puissance persiste. Les uns et les autres continuent de penser et d’agir comme si la France pouvait encore tout se permettre sur un continent lui-même affaibli par plus d’un demi-siècle de gérontocratie et de tyrannie.

LE FRANC CFA N’EST TOUJOURS PAS ABOLI. LES RÉGIMES CORROMPUS NE CESSENT D’ÊTRE PLACÉS SOUS RESPIRATION ARTIFICIELLE

À sa manière, le président français a tenté d’infléchir le cours des choses. Mais il s’est bien gardé de débusquer le fantasme alors que c’est le fantasme qu’il faut liquider. Cherchant à relever le niveau d’attractivité de son pays, il s’est attaqué en priorité aux perceptions et a ouvert quelques chantiers peu coûteux, mais susceptibles de rapporter de beaux dividendes symboliques. Ainsi du projet de restitution des objets d’art conservés dans les musées français. Ainsi également de la Saison Africa 2020, dont plus de 50 % du budget provient de fonds publics, mais qu’il se gardera curieusement d’inaugurer lui-même tel que l’aurait voulu la tradition.

Entretemps, le Franc CFA n’est toujours pas aboli. Bien qu’usés, les régimes violents et corrompus ne cessent d’être placés sous respiration artificielle. Les opérations militaires se succèdent, même si, pour l’heure, elles se soldent surtout par une interminable métastase des groupes jihadistes et autres cartels de trafiquants et caravaniers.

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Avec ses milliers de soldats présents sur divers théâtres africains, l’armée est devenue, avec l’Agence française de développement, le principal pourvoyeur et consommateur de discours et de récits que des représentations françaises concernant le continent. Pour le reste, gestion des risques, notamment migratoires, et management à distance suffiront, pense-t-on.

A-t-on véritablement pris la mesure des contradictions qui ne cessent de s’accumuler ? Comment peut-on vider un contentieux dont on s’évertue à nier l’existence ou à minimiser l’importance ? A-t-on compris que loin d’être transitoire, le discrédit dans lequel la France est tombée est un phénomène structurel et multi-générationnel et non point le résultat de l’envoûtement victimaire de quelques ex-colonisés ?

Thèses anti-décoloniales

Aucun de ces défis n’étant pris à bras le corps, il n’est guère surprenant que les gestes qu’Emmanuel Macron prend pour de franches ouvertures dans un débat qu’il voudrait dénué de tabous, ouvert et « décomplexé » ne suscitent que peu d’intérêt chez celles et ceux auxquels il aimerait s’adresser.

Que sur des questions pourtant essentielles il se trompe souvent de diagnostic ne fait qu’aggraver les incompréhensions. Que gagne-t-on, par exemple, à plaquer des querelles franco-turco-russes sur le différend franco-africain ? Que dire des propos concernant la colonisation, cet autre aspect du litige ? Se méprendrait-on tant sur la nature exacte des rapports entre l’histoire et la mémoire, au point de prendre l’une pour l’autre, si le nécessaire travail de réflexion en amont avait été accompli et l’expertise en la matière mise à contribution ? Affirmer au Nord que la colonisation fut un « crime contre l’humanité » et au Sud qu’il s’agissait avant tout d’une « faute », c’est faire un pas en avant afin de mieux en faire deux en arrière.

ON PRÉFÈRE S’APPUYER SUR UNE MOUVANCE IDÉOLOGIQUE QUI A FAIT DE LA PEUR DE L’ISLAM SON FONDS DE COMMERCE

L’on serait tenté de passer outre de telles vétilles si elles ne révélaient pas la structure d’une pensée de l’Afrique dont les ressorts profonds sont à chercher du côté des thèses anti-décoloniales en vogue dans les milieux laïcistes et de la droite conservatrice. Alors que la France compte des experts de l’Afrique parmi les plus réputés au monde, l’on préfère s’appuyer sur une mouvance idéologique qui a fait de la peur de l’islam son fonds de commerce et du spectre du « communautarisme » sa vache à lait.

Comment comprendre autrement la démarche qui consiste à rabattre tous les déboires de la France en Afrique sur un prétendu panafricanisme de mauvais aloi dont on ne nous explique pas pourquoi il serait davantage dirigé contre cet ancien colonisateur plutôt que contre tous les autres ?

À LIRE [Tribune] Emmanuel Macron, l’islam et les risques d’amalgames

Prétendre en outre que la critique du racisme fait le lit du « séparatisme » vise peut-être à donner quelques gages aux idéologues de la droite conservatrice, voire de l’extrême-droite et aux nationalistes de tous bords. Mais hors-l’Hexagone, de telles affirmations ne sont pas seulement incompréhensibles. Elles font fi de l’apport intellectuel des Africains et de leurs diasporas au discours universel sur l’émancipation humaine et n’aident en rien à l’analyse et la compréhension des enjeux franco-africains contemporains.

Une parole à peine audible

En réalité, la France et les tyrans africains qu’elle aura soutenu à bout de bras depuis 1960 sont les premiers responsables de son discrédit auprès des nouvelles générations. Le cycle néocolonial ouvert par le Général de Gaulle lors de la Conférence de Brazzaville en 1944 aura fait long feu. Mis en pratique dans la foulée des décolonisations formelles, il est à bout de course. Il a perdu ses principaux ressorts au sortir de la guerre froide, lorsque la France a livré ses « provinces africaines » pieds et poings liés aux diktats des institutions de Bretton-Woods et a entamé son propre tournant néolibéral.

Sans nécessairement brûler les vaisseaux, l’ancienne puissance tutrice n’a eu de cesse, depuis lors, de se dessaisir elle-même de ses principaux atouts sur le continent, libérant au passage des dynamiques de désapparentement qu’elle ne parvient plus à juguler. La hausse des frais universitaires pour les étudiants étrangers, dont près de 45 % venaient d’Afrique, en est une frappante illustration. Au même moment, la Chine en accueille près de 80 000.

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Rien, pour le moment, n’indique que l’hémorragie ait été stoppée au cours des quatre dernières années. Au contraire, le tableau est plus que jamais contrasté. Si parole politique il y a, elle est à peine audible. Analyse et prévision sont tombées dans la besace des corps expéditionnaires. Le Conseil présidentiel pour l’Afrique agit davantage comme une organisation non gouvernementale que comme un foyer de réflexion prospective.

Le choix des diasporas comme bras civil d’une croisade pro-entreprise ne semble reposer sur aucune réalité sociologique avérée. Au contraire, il risque d’aviver la course aux rentes et les penchants affairistes là où la priorité devrait être au renforcement des capacités culturelles et sociales des communautés et à la protection des libertés fondamentales.

Transformer l’imaginaire africain

Il se pourrait qu’aux générations d’aujourd’hui et de demain, la France n’ait finalement rien d’autre à proposer qu’un bon vieux pacte. Les Africains s’engageraient à oublier volontairement le passé colonial. À la place, ils cultiveraient assidûment un nouvel ethos, l’amour des affaires et une passion du lucre prestement rebaptisées au fronton de l’« entreprenariat » et du militarisme.

LE CAPITAL SOCIAL, INTELLECTUEL ET ÉCONOMIQUE DE LA FRANCE EN MATIÈRE AFRICAINE EST EN PASSE D’ÊTRE DILAPIDÉ

Tel n’est toutefois pas le seul chemin possible. Emmanuel Macron en est lui-même persuadé, pour que change le paradigme, il ne suffit pas de modifier le style. Il faudra reconstituer de véritables capacités d’analyse historique et prospective. Il faudra surtout, alors qu’ils sont tentés de se recroqueviller sur eux-mêmes, transformer en profondeur l’imaginaire africain des Français. Un tel travail politique et culturel de long terme ne peut se faire qu’indépendamment des contraintes du calendrier électoral.

De tous les pays européens, la France dispose du capital social, diplomatique, intellectuel, artistique, économique et scientifique le plus riche en matière africaine. De mille et une bonnes volontés également. Que l’on en arrive à un point où le mirage chinois, affairisme mâtiné d’autoritarisme et de militarisme, constitue la seule alternative offerte aux générations africaines montantes montre avec quelle force ce capital multiforme est en passe d’être dilapidé, et l’imagination historique émasculée.

LA COMPLICITE DES ELITES

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LA COMPLICITÉ DES ÉLITES

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Ceux qui appauvrissent le continent – FMI, Banque mondiale, OMC, etc. – peuvent dormir tranquillement : ils peuvent toujours compter sur le soutien de certains fils du continent qui diront que si l’Afrique est en retard, c’est de sa seule faute

Bosse Ndoye  |   Publication 10/08/2020

"Les blancs s'en vont mais leurs complices sont parmi nous, armés par eux ; la dernière bataille du colonisé contre le colon, ce sera souvent celle des colonisés entre eux.[1]" Frantz Fanon,

Depuis les déclarations des indépendances officielles de nombre de pays africains dans les années 60 jusqu’à nos jours, beaucoup d’événements survenus sur continent n’ont cessé de renforcer la véracité des propos de Fanon et de prouver leur actualité.

Dans l’actuelle République démocratique du Congo, ex-Zaïre, Patrice Lumumba l’a malheureusement très vite appris à ses dépens. En effet, pour maintenir l’exploitation de son pays que d’aucuns qualifient de scandale géologique – tant le sous-sol est riche -, l’ancienne puissance coloniale, la Belgique, poussée entre autres par l’Union minière, fit rapidement allumer des feux fratricides – auxquels elle participa amplement – par le biais de ses laquais Moïse Tshombe et Albert Kalonji. Ces derniers organisèrent respectivement la sécession de Katanga et du Kasaï, les deux régions les plus riches du pays juste quelques semaines après la déclaration d’indépendance. Cet événement allait être l’un des premiers, sinon le premier d’une longue série de confrontations malencontreuses – allant de coups d'État aux rebellions en passant par des liquidations sommaires - mettant aux prises des fils d’un même pays, d’un même continent ; les uns luttant pour le développement et la libération complète de leur peuple ; les autres agissant de connivence avec une ou plusieurs puissances impérialistes étrangères, qui tirent généralement les ficelles en échange de quelques avantages ou soutiens.

Si cette situation n’avait été et n’est encore que l’œuvre d’inconnus désespérés à la recherche de notoriété ou de richesses, elle eût été moins surprenante et choquante. Mais elle a été aussi et demeure l’affaire de certains parmi les fils du continent occupant ou ayant occupé les premiers rôles dans leurs pays et jouissant d’une certaine réputation sur le continent. Les cas de Senghor et d’Houphouët Boigny sur le plan politique parmi tant d’autres en Afrique noire francophone peuvent bien étayer ces propos.

Vu, non sans raison, par Ousmane Sembene – à travers le personnage de Léon Mignane - comme étant, après Faidherbe, le meilleur produit de l'ancienne métropole, et le meilleur préconsul que Paris ait envoyé en Afrique francophone[2]; par une universitaire française[3] comme  étant le colonisé introuvable ; par Mongo Béti[4], comme la plus noble conquête de l’homme blanc, l’oncle Tom-Senghor[5] ; par Boubacar Boris Diop, comme un homme ondoyant, un être entre deux eaux[6], le premier président sénégalais a souvent servi de relai à l’ancienne métropole dans l’exercice de ses basses besognes sur le continent. Il a participé activement à la mise en quarantaine de Cheikh Anta Diop loin de l’Université de Dakar et du champ politique pendant plusieurs années de peur qu’il n’inoculât le virus de l’éveil dans les jeunes consciences endormies dans le pays afin d’éviter d'y faire vaciller les intérêts de la France. D’après Roland Colin, rapportant les propos de Mamadou Dia, lors de la rencontre de Gonneville-sur-mer entre ce dernier et Senghor, à propos de la position à tenir lors du référendum de 1958, le président-poète avait demandé de laisser le pays rester encore quinze à vingt ans[7] sous domination française avant de penser à l’indépendance. Ce n’est dès lors pas étonnant qu’il ait tenu ces propos : "Le carré français, croyez-moi, nous ne voulons pas le quitter. Nous y avons grandi et il y fait bon vivre. Nous voulons simplement...y bâtir nos propres cases, qui élargissent et fortifieront en même temps le carré familial, ou plutôt l'hexagone France[8]."  C’est sous sa présidence que l’Opération Persil et l’Opération Mar Verde – en partie - furent préparées au Sénégal pour faire couler la Guinée de Sékou Touré dont le seul tort était d’avoir osé dire non à la France pour se soustraire à sa domination. C’est la preuve que ceux qui sont contents de leur asservissement trouveront toujours dérangeants ceux qui réclament haut et fort leur liberté. Beaucoup d’autres choses peuvent être dites sur Senghor agissant pour la France au détriment de son peuple et de ses frères africains.

Le premier président ivoirien - que Frantz Fanon désignait comme un ennemi de l’indépendance de l’Afrique ; un homme de paille du colonialisme pour avoir affirmé que l’Algérie doit demeurer dans le cadre français, pour être allé défendre les thèses françaises aux Nations Unies[9] - a été avec Senghor l’autre béquille sur laquelle la France s’est longuement appuyée pour mener sa marche tranquille visant à asseoir sa domination en Afrique francophone. En agissant de connivence avec l’ancienne métropole, il a joué un grand rôle dans la dissuasion du Dahomey (actuel Bénin) et de la Haute-Volta (actuel Burkina Faso) de participer à la Fédération du Mali, qui devait les unir avec le Soudan français (actuel Mali) et le Sénégal. C’est sous son instigation que le Conseil de l’entente regroupant à l’époque de sa création le Bénin, le Niger, le Burkina Faso fut mis sur pied pour contrecarrer la Fédération du Mali. L’ancien président ivoirien avait tout fait pour éviter à son pays de s’unir avec ceux qu’il appelait les "affamés du Sahel", selon les propos de Roland Colin. Il a soutenu Kasa-Vubu, adoubé par Paris, contre Lumumba à l’ONU, a participé à la déstabilisation de la Guinée nouvellement indépendante et au renversement de Kwamé Nkrumah en 1966 : "Houphouët Boigny a permis aux conspirateurs d’utiliser la Côte d’Ivoire pour coordonner l’arrivée et le départ de leur mission[10]". Toujours pour son soutien indéfectible à la France - dont le rôle est bien connu dans la guerre du Biafra - il a été parmi les premiers à reconnaître le gouvernement sécessionniste de Biafra. C’est même en Côte d’Ivoire que le Colonel Ojukwu trouva refuge après sa tentative avortée de sécession. Jacques Foccart souligne que : "Le général de Gaulle lui donna carte blanche pour aider la Côte d’Ivoire à aider le Biafra." [11] Comme dans le cas de Senghor, beaucoup de choses peuvent être dites sur Houphouët agissant en faveur de la France au détriment de son peuple et de nombre de ses frères africains.

Alassane Ouattara, dont il était très proche, ne fait que marcher sur ses pas. Comme son homologue sénégalais Macky Sall - en bons successeurs du couple Houphouët-Senghor - il n’a pas hésité à louer les bienfaits du franc CFA, à expulser de son pays ceux qui ont osé le critiquer comme Kemi Séba et Nathalie Yamb - dans son cas. Tous les deux préservent jalousement les intérêts français dans leurs pays au grand dam des populations locales. La décision hâtive et suspecte de remplacer le franc CFA par l’Eco ne constitue pas seulement un coup de Trafalgar de la part de Ouattara, mais elle est aussi un court-circuitage de la CEDEAO dans son projet de monnaie sous régionale décidé depuis plusieurs décennies et un mépris de l’opinion de nombreux Africains qui veulent couper le cordon ombilical monétaire avec la France.

La guerre fratricide que se livrent les anciens colonisés pour le compte des anciens colonisateurs sur le continent n’est pas seulement physique et armée, elle aussi intellectuelle. La particularité pour celle-ci est que l’ancien maître n'a pas toujours besoin de tirer quelque ficelle que ce soit. Car d’autres peuvent agir à sa place. Ayant largement réussi sa colonisation - qui en plus d’avoir été une entreprise de domination, d’exploitation économique a été aussi une entreprise d'aliénation, de décérébration pour employer les mots de Fanon -, elle peut compter sur une certaine élite formée dans ses écoles, dans ses universités qui est prête à la défendre bec et ongle intellectuellement. Ce sont les personnes composant cette élite que Sartre, dans sa préface des Damnés de la terre, qualifie d’êtres truqués, des mensonges vivants, tant le décalage est grand qui les sépare de leurs peuples. Si bien qu’ils ne peuvent même plus communiquer. En outre, comme le rappelle Odile Tobner : "Les intellectuels noirs sont étroitement surveillés. Toute une génération de diplômés est embrigadée. La docilité est le prix à payer pour accéder aux rôles de figuration, assortis de prébendes, qui vont faire des dirigeants africains les vampires de leurs peuples. Il s'agit aussi de déconsidérer autant que faire se peut les rares voix capables de galvaniser les esprits colonisés.[12]" 

Il n’y a souvent que sur le continent africain que l’on trouve certaines divergences sur la défense d’intérêts nationaux face à d’autres pays étrangers. Là où l’unité nationale, l’union sacrée est facilement obtenue dans d’autres pays, même parfois pour des causes dépourvues de noblesse ou tout simplement iniques. Dès lors, les anciens pays esclavagistes n’ont pas besoin de s’excuser ou de réparer leurs méfaits, il y aura toujours des fils du continent, des intellectuels – parfois stipendiés ou affublés de titres pompeux ou lauréats de certains prix…en Occident - pour dire que si les Blancs ont osé réduire certains fils du continent en esclavage, c’est parce qu’ils étaient aidés par d’autres Africains. Peut-être ignorent-ils que chaque domination crée des collaborateurs dans la population soumise. L’exemple de la France sous l’Occupation est patent. Ceux qui appauvrissent le continent noir – le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, les néocolonialistes, etc. – peuvent dormir tranquillement : ils peuvent toujours compter sur le soutien de certains fils du continent qui diront que si l’Afrique est en retard, c’est de sa seule faute. Certes, face à la gabegie, aux dirigeants qui s’accrochent manu militari au pouvoir en toute illégalité constitutionnelle, au népotisme, au pillage, aux détournements de deniers publics, à l’absence de patriotisme de nombre de dirigeants, l’attitude, les discours et la frustration de ces personnes, qui disent qu’il est trop facile de vouloir toujours se décharger sur l’Occident, sont très compréhensibles. Mais ce serait une erreur que d’ignorer l’impact négatif de la dette odieuse, la détérioration des termes de l’échange, les chantages des institutions financières internationales, les rapports de force défavorables à la plupart des pays africains et surtout leur absence d’indépendance véritable...Notamment les anciennes colonies françaises de l’Afrique subsaharienne. De plus, l’Occident n’hésite pas à réviser l’histoire, à trouver des descendants d’esclaves et de colonisés pour défendre ses positions ; bref à tout tenter pour faire porter aux Africains "le chapeau du sous-développement" qui sévit sur une bonne partie du continent tout en occultant sa part de responsabilité dans les conséquences néfastes de la traite négrière, de la colonisation et actuellement du néocolonialisme qui y plombent le décollage économique de beaucoup de pays. On ne sort pas culturellement, économiquement, psychologiquement indemne de 5 siècles de domination. Cette situation fait souvent penser au complexe de Néron dont parlait Albert Memmi[13]. Pour légitimer leurs pillages des pays « asservis » et défendre leur rôle d'usurpateurs, les colonisateurs, par le passé, et les néocolonisateurs, de nos jours, ont échafaudé toutes sortes d'arguments et de théories pour « rendre licites » leurs agissements afin de se donner bonne conscience. Autrefois, les premiers nommés se cachaient derrière le manteau de la supériorité raciale et de la mission civilisatrice qui en était un corollaire pour conquérir des pays. Mais vu que tout le monde sait maintenant que leurs arguments sont scientifiquement faux et fallacieux, politiquement incorrectes et anachroniques, leurs successeurs ont changé de stratégies. Ils dénigrent les pays « soumis » ou à « soumettre » en dénonçant certaines de leurs pratiques qualifiées de "barbares", leur inaptitude à exploiter et à utiliser convenablement leurs propres richesses et leur propension à la dictature et à la corruption. Et en même temps, ils louent le développement technologique et économique et la « démocratie » dans leur pays et n’hésitent pas à falsifier ou à réécrire l'histoire pour servir de vils desseins. Du racisme biologique, ils sont passés au racisme culturel et culturaliste. Les périodes changent, mais les pratiques demeurent sous d'autres formes. Rien de nouveau sous le soleil. Donc, nombre de problèmes sur le continent doivent être considérés au minimum sous un angle double quand on veut les analyser. Sinon le résultat risquerait d’être hémiplégique.

Pour ce qui concerne le déboulonnage de la statue de Faidherbe, la situation n’avait même pas besoin de tous ces débats houleux, de toute cette dissertation tant ce qui est à faire est évident puisque c’est juste une question de dignité. Imaginez une statue de Bugeaud à Alger, celle d’Hitler à Tel-Aviv. C’est impensable !

Le problème des dirigeants qui collaborent avec des puissances étrangères au détriment de leurs peuples renvoie encore et toujours à la question de la souveraineté véritable, et partant à la question de puissance. Tant que l’on n’aura pas la liberté d’élire les dirigeants que l’on veut et de se séparer d’eux démocratiquement lorsque ne font plus l’affaire, la capacité de nous défendre, de nous nourrir, de nous soigner tout seuls, on aura toujours au sommet de nos États des présidents fantoches, soutenus de l’extérieur et plus préoccupés à avoir le satisfécit des grandes puissances, des institutions financières internationales que par le bien-être et la tranquillité de leurs peuples. De petits pays faibles et divisés ne pourront pas changer cet état de fait. Seul un ensemble fort en sera capable. D’où la nécessité de s’unir, comme l’avaient souhaité de tous leurs vœux Cheikh Anta Diop et Kwamé NKrumah.

[1]Cité par Odile Tobner, Du racisme français, quatre siècles de négrophobie, p.225

[2] Ousmane Sembene, Le dernier de l’empire, p.344

[3] Boubacar Boris Diop, L’Afrique au-delà du miroir, p.104-105

[4]Mongo Béti, Les Deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama, p. 158

[5] Mongo Béti, Le Rebelle 1, p.350

[6] Boubacar Boris Diop, L’Afrique au-delà du miroir, p.90

[7]Roland Colin, Sénégal notre pirogue, au soleil de la liberté, p.104

[8] Léopold Sédar Senghor, intervention à l’Assemblée nationale, séance du 29 janvier 1957 , http://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-discours-parlementaires/leopold-sedar-senghor-29-janvier-1957

[9]Pour les révolutions Africaines, p.135

[10]Bridgette Kasuka, citée par Said Bouamama, Manuel stratégique de l’Afrique, p.71, Tome 2

[11]Ibid, p.71

[12] Odile Tobner, Du racisme français, quatre siècles de négrophobie, p. 228-229

[13] Albert Memmi, Portrait du colonisateur, portrait du colonisé, p.72

CES ENFANTS METIS DE LA COLONISATION - FRANCE & BELGIQUE

LA BELGIQUE PRESENTE SES EXCUSES A SES ENFANTS METIS

Bruxelles a officiellement présenté le 4 avril 2019 ses excuses pour les "injustices" subies par les milliers d'enfants métis nés de pères belges au Congo, Rwanda et Burundi pendant la période coloniale. Enfants qui furent par la suite arrachés à leurs mères africaines et victimes de ségrégation. Ils furent souvent confiés à des institutions religieuses.

Des soldats congolais montent la garde devant le buste du roi Léopold II à l'entrée du Camp Léopoldville (aujourd'hui Kinshasa), le 3 septembre 1942. (WESTON HAYNES/AP/SIPA / AP)

Des soldats congolais montent la garde devant le buste du roi Léopold II à l'entrée du Camp Léopoldville (aujourd'hui Kinshasa), le 3 septembre 1942. (WESTON HAYNES/AP/SIPA / AP)

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Laurent Ribadeau Dumas Rédaction Afrique France Télévisions
publié le 07/04/2019 | 10:25

"Au nom du gouvernement fédéral belge, je présente nos excuses aux métis issus de la colonisation belge et à leurs familles pour les injustices et les souffrances qu'ils ont subies", a déclaré le Premier ministre, Charles Michel, devant la Chambre des représentants. Il a dit souhaiter que "ce moment solennel soit une étape supplémentaire vers une prise de conscience de cette partie de notre histoire nationale".

En 1885, la conférence de Berlin avait reconnu au roi des Belges Léopold II "la possession à titre privé d'un vaste territoire au cœur de l'Afrique noire, qui sera baptisé 'Etat indépendant du Congo'", rappelle le site herodote.net. Une "propriété privée" (aujourd’hui République démocratique du Congo) que le souverain va "saigner à blanc"… A l’issue de la Première guerre mondiale, le Ruanda-Urundi, alors territoire allemand regroupant Rwanda et Burundi, était tombé dans l’escarcelle de la Belgique. Les trois pays sont devenus indépendants au début des années 1960.

Un "tabou"

Le sort des enfants nés de pères belges et de mères congolaises, rwandaises et burundaises pendant la colonisation "a longtemps été tabou en Belgique". Pour le cofondateur de l’association Métis de Belgique, François d’Adesky, entre 14 000 et 20 000 bébés métis sont issus de liaisons entre colons et femmes africaines.
"L'homme blanc qui vivait avec son enfant et sa partenaire africaine devait se comporter discrètement en public, violant apparemment une loi coloniale, une sorte d'apartheid non écrit, mais irrésistible. S'il ne le faisait pas, son contrat (lui permettant de séjourner dans la colonie pouvait) pouvait être rompu", explique le site de l’association. "La femme africaine ne pouvait épouser son mari européen qu'en vertu de son droit coutumier et non selon la loi belge." Ces unions n’avaient donc pas de valeur pour la Belgique.

De même, la plupart des enfants nés dans ces couples n’ont pas été reconnus par leurs pères. Ceux que l’on appelait "mulâtres" (mot venant étymologiquement de "mulet, bête hybride", dixit le Petit Robert) ne devaient se mêler ni aux Blancs, ni aux Africains, phénomène que Charles Michel a qualifié de "ségrégation ciblée". Ces enfants étaient parfois considérés "comme l’incarnation de la décadence morale qui se propage aux colons", rapporte le site axelmag.be. Ils furent donc vus "comme un problème, voire un danger, puis un tabou", observe TV5monde.

"Dès la mort de mon père, en (19)56 (j’avais six mois à l’époque), les autres Belges chassèrent ma mère avec les enfants de la maison que nous occupions, ils prirent les meubles (et les) objets de valeur pour les renvoyer en Belgique. Deux ans après (...), tous ses biens aux colonies (avaient) disparu. Mon père avait souscrit une assurance pour nous permettre d’étudier, mais jamais cet argent ne fut confié à ma mère. Une Africaine, vous pensez, comment allait-elle gérer ce petit pécule, on n’en a jamais vu la couleur…", a raconté l'un de ces enfants au journal Le Soir.

Seuls 10% de ces petits métis ont été reconnus par leur père, raconte François d’Adesky. Résultat : les autres ont été abandonnés "chez les missionnaires (les mères ne pouvant pas s’y opposer)", selon axelmag.be. Nombre d’entre eux ont été "envoyés dans des institutions religieuses comme le pensionnat des Sœurs à Save au Rwanda", précise TV5monde. Certains se sont retrouvés à la rue. 

En 2017, l’Eglise catholique a présenté ses excuses et ouvert ses archives sur cette période.

"Politique d’enlèvements"

Au moment des indépendances, "les religieuses de Save et un prêtre belge, le père Delooz, ont le sentiment que la situation, au Rwanda et au Congo, va évoluer très vite, que le Mwami (le roi) et les Tutsis en général n’aiment pas les enfants mulâtres, qui pourraient se retrouver en danger", rapporte Le Soir. Entre 1959 et 1962, un millier d'entre eux ont été rapatriés en Belgique par les autorités du royaume dans des conditions controversées. Ils ont été séparés de leurs mères et du reste de leur famille. Avant d’être placés dans des pensionnats ou adoptés par des familles belges.

"La répartition des enfants métis sur l'ensemble du territoire de la Belgique s'est effectuée en séparant les fratries et a entraîné des pertes d'identité dues aux différents changements de prénoms, de noms, de dates de naissance", a expliqué Charles Michel. Déplorant "une politique d'enlèvements forcés", il a évoqué aussi leur "extrême difficulté" à reconstruire ensuite leur vie dans le pays. Et à recevoir la citoyenneté belge, faute de reconnaissance par le père.

Pour le cofondateur de Métis de Belgique, né en 1946 d'un père belge, employé d'une société minière, et d'une mère rwandaise, ces excuses de l'Etat belge sont "un événement historique". Lui-même dit avoir eu la chance d'être reconnu par son père et de compter parmi les premiers revenus en Belgique, dans les années 1950. "Mais ma mère a dû rester au pied de l'avion. Je ne l'ai revue que 23 ans après", a raconté François d'Adesky à l'AFP.

François d’Adesky est né d’un père colon et d’une mère rwandaise. Avec ses frères et sœurs, ils sont placés à l’Institut de Save, un internat pour enfants métis au Rwanda. A l’âge de sept ans, dans les années 50, il est parmi les premiers métis à arriver en Belgique. La fratrie vit d’abord avec le père – qui les avait reconnus, cas plutôt rare – puis est prise en charge par une association de protection des « enfants mulâtres ». Hautement diplômé, ancien directeur au sein des Nations unies, cet homme de 73 ans a co-fondé l’Association des Métis de Belgique (AMB) et se bat depuis des années pour que la Belgique s’excuse auprès de ces enfants de la colonisation, arrachés à leur mère et placés de force à l’adoption. Pour lui, il s’agit donc d’un jour historique.

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"J’ai été immatriculé comme indigène et n’ai pu recevoir l’éducation des petits Belges" :

L'odyssée du métis François d'Adesky  https://www.facebook.com/watch/?v=274534370312076

Jean-Claude Matgen

Publié le 05-04-19 à 09h36 

Né d’une mère rwandaise et d’un père belge, ce septuagénaire a vécu, comme ses frères et sa sœur, des drames et des injustices qu’il a surmontés.

L’une des chevilles ouvrières du "combat" mené pour la reconnaissance des discriminations faites aux métis nés d’une mère africaine et d’un père belge du temps de la colonisation est François d’Adesky, figure bien connue à Woluwe-Saint-Pierre. Ce "cadre" de l’Association des métis de Belgique a accueilli avec soulagement les excuses prononcées, jeudi, à la Chambre, par le Premier ministre Charles Michel, au nom de l’État belge.

Mariage coutumier

M. d’Adesky, né en 1946, à M’Bazi, au Rwanda, a vécu, avec ses frères et sa sœur, une véritable odyssée.

"Mon histoire est un peu particulière, dit-il d’emblée. Contrairement à l’écrasante majorité des autres enfants métis, moi et mes frères et sœur avons été reconnus par notre père. Celui-ci, qui travaillait pour le compte de la Générale de Banque, a manifesté l’intention d’épouser ma mère, ce qui lui a valu d’être licencié. Il a investi dans une plantation de café et s’est lancé dans le commerce de bovins. Ma mère était la cousine de l’avant-dernier roi du Rwanda. Mon père et elle ont fait un mariage coutumier qui n’a pas été légalisé par les autorités coloniales."

Cela a eu une incidence sur le jeune François. "J’ai été immatriculé comme indigène et n’ai pu recevoir l’éducation des petits Belges. C’est ainsi que j’ai rejoint un des orphelinats où l’on parquait les jeunes métis. Je pouvais, toutefois, contrairement à eux, rentrer chez mes parents le week-end et pour les vacances."

Coma et épilepsie

François et les siens auraient pu s’accommoder de cette existence mais un drame va tout compliquer. "Début 1953, mon père a eu un très grave accident de voiture. Il est resté plusieurs jours dans le fond d’un fossé et quand on a découvert son véhicule, son chauffeur était mort et lui était tombé dans le coma. Il en a gardé des séquelles à vie, devenant épileptique."

La grand-mère belge de François d’Adesky va entreprendre des démarches pour que la famille soit rapatriée et obtenir que tout le monde puisse gagner la Belgique car, en 1953, aucune personne de couleur ne pouvait y débarquer.

"Les choses ne se sont pourtant pas passées comme prévu, commente M. d’Adesky. "Lorsque nous avons embarqué dans l’avion qui devait nous emmener de Bujumbura à Bruxelles, le commandant de bord a refusé d’emmener ma mère, ma sœur, mes frères et moi. Finalement, il a accepté de décoller mais sans maman. Mon frère de 2 ans hurlait. Moi, je pleurais aussi toutes les larmes de mon corps mais mon père a promis de faire le nécessaire pour régulariser la situation depuis Bruxelles."

Trois Ave Maria et un Pater

Avant de quitter l’avion, ma mère m’a dit : "François, dis chaque soir trois Ave Maria et un Pater, et je suis sûre que nous nous retrouverons." À ce moment du récit, la voix de notre interlocuteur se brise et il lui faut quelques secondes pour reprendre ses esprits.

La suite ? Elle fut terrible. La famille vit grâce à l’aide de la grand-mère car le père voit son état de santé se dégrader. "Mais en 1955, ma grand-mère est morte et nous nous sommes retrouvés à la rue. Mon père avait deux frères. L’un vivait aux États-Unis, très loin de nous. L’autre, hélas, a tout fait pour capter l’héritage de ma grand-mère jusqu’à réussir à faire interner mon père dans un asile sordide après qu’il eut fait plusieurs crises d’épilepsie. Je suis allé voir mon père. J’avais neuf ans. Je n’ai pas pu retourner dans cet asile horrible. Je suis sûr que mon père s’y est laissé mourir de chagrin, incapable depuis cet endroit de faire revenir ma mère et incapable de prouver aux autorités qu’il n’avait rien à faire là. Il a été enterré dans une fosse commune, à Manage. Nous étions ravagés."

Adolescence à Woluwe-Saint-Pierre

Les enfants d’Adesky ont été pris en charge, après la mort de leur grand-mère, par l’Association de protection des mulâtres, subsidiée par l’État belge et aidée par des "dames patronnesses". "C’est la famille de Me Paul Coppens qui nous a pris sous son aile", explique François d’Adesky. Lequel se retrouvera placé, en compagnie de ses frères, au home Le Pilote, à Woluwe-Saint-Pierre. C’est là qu’il grandira avant de mener de très belles études supérieures (avec une maîtrise en sciences économiques à la clé) puis une carrière "internationale", notamment pour le compte de l’Onu.

"Pour tout vous dire, j’avais été à ce point déçu de la façon dont la Belgique nous avait traités, de la façon dont l’Église catholique avait participé au système de ségrégation mis en place par les autorités coloniales, de la manière brutale dont l’État belge avait, en 1971, coupé tout subside à l’Association de protection des mulâtres, du racisme dont j’avais été l’objet, notamment sur le plan professionnel, que je n’avais pas envie de retourner vivre en Belgique. Mais il se fait que j’ai été muté à Bruxelles et que ma femme, d’origine franco-britannique, s’y est tellement plu que nous avons fini par acheter une maison à Woluwe-Saint-Pierre, à quelques mètres… du home où j’ai grandi sous tutelle."

La boucle était donc bouclée. Mais entre-temps, il s’est passé un événement tout à fait extraordinaire. "En 1976, un de mes frères travaillait à Bangui. Il a raconté notre odyssée à l’épouse d’un coopérant. Celle-ci s’est souvenu du récit d’une amie qui semblait correspondre à ce qu’elle venait d’entendre. Cette amie lui avait parlé d’une Rwandaise qui, depuis plus de vingt ans, avait perdu tout contact avec son mari et ses enfants retournés en Belgique et qui cherchait désespérément à en retrouver la trace. Nous avons effectué tous les recoupements possibles et avons fini par acquérir la certitude qu’il s’agissait bien de ma mère."

"J’ai senti un regard posé sur moi"

M. d’Adesky reçoit une lettre de sa maman une semaine après la naissance de son premier fils. Il apprend qu’après avoir vécu au Burundi puis au Kivu, elle a rencontré un Rwandais hutu, elle qui était tutsi, s’est mariée et a eu des enfants.

"Je suis allé la voir mais mon avion a dû atterrir à Bujumbura au lieu de Kigali. C’était un vendredi. J’ai pu atterrir à Kigali le dimanche. Mon intention était de me rendre au siège de l’entreprise où travaillait son mari le lundi. Je marchais dans le hall de l’aéroport quand j’ai senti, réellement senti, dans mon dos, un regard posé sur moi. Je me suis retourné. Une femme me fixait des yeux. J’ai marché vers elle et elle vers moi. Nous nous sommes reconnus et sommes tombés dans les bras l’un de l’autre. Ma mère avait passé 48 heures dans l’aéroport en scrutant tous les passagers qui sortaient des avions y ayant atterri."

La mère de François d’Adesky lui confiera qu’elle avait toujours su qu’ils se retrouveraient et que grâce à ces retrouvailles, elle connaîtrait une fin de vie heureuse.

Sauf qu’en 1994, le Rwanda s’embrasait. "Le fait que ma mère ait épousé un Hutu a fait que les membres de ma famille ont échappé au pire. Mais je suis resté deux mois sans nouvelles d’eux. Non, ma vie n’a pas été un long fleuve tranquille", conclut François d’Adesky, qui s’investit dans la vie politique (il est membre du MR) et associative de Woluwe, se bat contre le réchauffement climatique et, évidemment, pour la reconnaissance de ses "frères et sœurs" métis.

La nationalité Belge - la naissances - le mariage coutumier

PARLEMENT FRANCOPHONE BRUXELLOIS

20 OCTOBRE 2016

François d'Adesky – Co fondateur de l’association « metis de Belgique »

Madame la Présidente du Parlement francophone Bruxellois,
Monsieur le Président de l’Association des Metis de Belgique-Metis van België,
Mesdames et Messieurs les Membres du Parlement francophone Bruxellois, ainsi que des autres Parlements invités,
Mesdames et Messieurs,

C’est un honneur pour moi de faire aujourd’hui devant votre auguste Assemblée, un exposé qui examinera tout d’abord la question de la nationalité belge concernant les metis issus de la colonisation.


1. La question de la nationalité belge
Si, en Métropole, la nationalité belge conférait la qualité pleine et entière de citoyen, il n’en était pas de même dans les territoires africains administrés par la Belgique à l'époque coloniale. En effet, le Conseil colonial belge par le truchement de la « Charte coloniale », qui était la Loi fondamentale, réservait au Congo et plus tard au Ruanda-Urundi la qualité de citoyen uniquement aux Belges originaires de la Métropole. En dehors des ressortissants étrangers principalement indo-pakistanais, grecs et portugais, les populations africaines colonisées par la Belgique ou sous son mandat étaient considérées nominalement comme des nationaux belges, mais juridiquement, n’étaient pas des sujets belges à part entière puisque non citoyens. En outre, le système colonial subdivisait les sujets belges d’Afrique en « civilisés ou évolués », qui étaient immatriculés quelles que soient leur ethnie et leur origine, et en « non-civilisés » dénommés « indigènes » et non-immatriculés.
Notons qu’une carte d’immatriculé fait référence à un matricule donc à un numéro, tandis que la carte d’identité prouve l’identité et donc la dignité. Par ailleurs, pour obtenir le statut « d’évolué », il fallait vivre à l’Européenne : c’est ainsi que fut mis en place, comme dans un monde orwellien, des inspecteurs qui visitaient l’intimité des postulants africains pour vérifier par exemple s’ils utilisaient un mouchoir pour se moucher, s’ils possédaient une radio et un réfrigérateur, s’ils mangeaient avec des couverts et s’ils parlaient le français, etc.
En 1948, le statut de sujet belge « évolué » fut « amélioré » entre guillemets par l’introduction d’une carte du mérite civique qui autorisait les « évolués » à circuler après 18H00 dans les quartiers réservés aux blancs et en 1952, le statut des « meilleurs » procuraient à l’élite d’entre eux au Congo (pour le Ruanda-Urundi ce fut en 1956) un document d’identité qui les assimilait à des citoyens belges et leur permettait par exemple d’envoyer leurs enfants à l’école européenne. On prodiguait dans les écoles européennes un enseignement de qualité sans communes mesures par rapport aux écoles pour indigènes.


Ces chiffres sont cependant à relativiser, car d’une part, sur une population de 14 millions de personnes au Congo en 1959, il n’y avait que 1.557 personnes détentrices d’une carte du mérite civique, parmi lesquelles 217 personnes seulement avaient obtenu la carte d’identité spéciale. D’autre part, ces Africains « meilleurs» restaient cependant des sujets auxquels la citoyenneté à part entière était toujours refusée.
Une des preuves était qu’un sujet belge d’Afrique ne pouvait pas se rendre en Belgique à cette époque. Même les marins congolais de la Compagnie Maritime Belge du Congo-Belge (CMCB) avaient interdiction de descendre à quai quand leur navire accostait à Anvers. Ils étaient confinés à bord tout le temps qu'ils étaient à l'ancre dans la métropole portuaire belge.
Cette interdiction entraîna cependant des désertions tant à Anvers, que dans les escales dans les ports français précédant l’arrivée à Anvers. Il était difficile d’empêcher des marins congolais de descendre à quai sur un territoire étranger. Les déserteurs se retrouvaient ensuite à Anvers où plusieurs avaient des petites amies, une des causes principales des désertions. Paradoxalement, ces marins étant en « droit » sujets belges en Belgique ; ils n’étaient pas expulsables et reçurent donc une carte d’identité de citoyen belge. Leur nombre fut si grand, qu’en 1951-1952 les Pères Rédemptoristes fondèrent l’Amicale des Marins Congolais d’Anvers (AMC).
Cette amicale se chargea de trouver du travail et un logement pour ces marins et s’occupa également de placer auprès de familles belges adoptantes les enfants metis nés de ces unions et que les compagnes anversoises n’osaient garder auprès d’elles. Ce placement se faisait parfois avec l’aide de l’Association Vreugdezaaiers/ « Semeurs de Joie » ou de l’Association pour la Protection et (ensuite) la Promotion des Mulâtres (APPM) (1).


2. La question des naissances
Mais où se situaient donc les metis dans ce système ségrégationniste, cependant non sanctionné par des lois raciales. Si les metis étaient dans une position intermédiaire dans ce régime discriminatoire avec des institutions qui leur étaient réservées, c’est la naissance et le lieu de celle-ci qui déterminaient en fait leur statut.
La législation coloniale était focalisée sur les « indigènes » ; et lorsqu’elle eut sur les bras les metis illégitimes abandonnés par leurs pères belges et blancs à l’échéance de leur mission dans la colonie, elle fut contrainte de bricoler. Ainsi, lorsque le metis était déclaré par la seule mère africaine, il entrait automatiquement dans le statut de l'indigène immatriculé, selon une ordonnance du gouverneur général du 15 juillet 1915 ; c’était encore le cas lorsqu’il était abandonné ou orphelin et que les services administratifs l’avaient identifié et fait passer sous la tutelle de l’Etat ; dans le cas contraire, le metis tombait sous le coup des lois coutumières.
L’accès à la nationalité belge était donc réservé aux metis « légitimes », légitimés ou reconnus par un père ayant la citoyenneté belge pleine et entière, selon les règles du droit métropolitain belge.
Néanmoins, pour faciliter le « déplacement » vers la Belgique des enfants metis de l’orphelinat pour mulâtres (terme utilisé à l’époque) de Save au Rwanda que Sarah Heynssens vient de vous détailler, dont beaucoup ont été enlevés à leur mère, le Gouvernement belge délivra des « laissez-passer » provisoires aux enfants. Pour la plupart, qui n’avaient pas de statut juridique propre lié à l’absence d’un acte de naissance, on trouvait d'urgence des témoins pour établir un « Acte de Notoriété » qui suppléait à cette absence. Sur base de ces « laissez-passer » les Communes belges de résidence de ces enfants leur délivrèrent des cartes d’identité belge.
Toutefois, une circulaire ministérielle du 24 septembre 1960 et publiée au Moniteur belge le 6 octobre 1960 vint créer le trouble. En effet, par cette circulaire (1) le Ministre de la Justice M. André Lilar enjoint aux Bourgmestres de retirer la nationalité belge aux indigènes du Congo, vu que leur pays est désormais indépendant. En ce qui concerne les metis, c’est-à-dire d’après la circulaire ministérielle : « les enfants de mère indigène », ne pourront conserver la nationalité belge que s’ils sont légitimes ou légitimés par un Belge ou s'ils ont été reconnus par un Belge.
La majorité des enfants metis n’étant pas dans ce cas, on leur retira donc la nationalité belge. Ils reçurent des cartes d’identité jaune pour étranger avec parfois les nationalités « fantaisistes » de Ruandais et Urundais étant donné que ces deux pays n’étaient pas encore indépendants en 1960.
Ces cartes d’identité d’étranger créèrent des drames pour les metis issus de la colonisation. D’une part, elles n’autorisaient qu’une circulation dans les pays du Benelux et d’autre part, les metis qui quittèrent volontairement la Belgique pour rejoindre leur famille africaine se retrouvèrent soudainement « apatrides » sur le sol du continent-mère.
Heureusement des personnalités de bonnes volontés s’émurent de cette situation et intervinrent auprès du Gouvernement. C’est ainsi que fut votée la loi du 22 décembre 1961 relative à l'acquisition ou au recouvrement de la nationalité belge par les étrangers nés ou domiciliés sur le territoire de la République du Congo ou par les Congolais ayant eu en Belgique leur résidence habituelle. Cette loi ayant une valeur juridique supérieure à celle de la circulaire ministérielle l’abrogea. En son article 2, §4, la loi permettait aux personnes qui possédaient la qualité de Belge de statut congolais – mais qui n’avaient pas acquis la nationalité belge en vertu des lois métropolitaines sur la nationalité – d’acquérir la qualité de belge par option pour une certaine période.
Elle a été abrogée ultérieurement par le Code de la nationalité belge du 28 juin 1984 qui, en son article 28, §1er, prévoyait une disposition transitoire permettant à ceux qui n’avaient pas introduit de déclaration en faveur de la nationalité belge d’en introduire une dans les deux ans suivant l’entrée en vigueur dudit Code à deux conditions (art. 28, §2, Code de la nationalité belge) :

- Avoir eu sa résidence principale en Belgique durant les deux années précédant l’entrée en vigueur de ce Code.
- L’avoir maintenue jusqu’à la date d’introduction de la déclaration en faveur de la nationalité belge.
Ces deux lois ne comportant que des dispositions transitoires applicables aux Congolais de statut belge, le droit commun trouve aujourd’hui à s’appliquer aux personnes qui n’ont pas opté en temps et en heure pour la nationalité belge.
L’information à cette époque étant presque confidentielle sur les possibilités de recouvrement de la nationalité belge, beaucoup de metis ne purent bénéficier des avantages de ces deux lois.
Par ailleurs, les metis issus de la colonisation belge et résidant en Belgique étaient en fait mis sous tutelle dans les familles adoptantes, les familles d’accueil et les institutions où ils étaient placés. Notons que pour un metis légitime, légitimé ou reconnu, en cas de décès ou d’incapacité de son père belge, c’est le Conseil de sa famille belge qui avait la tutelle, même si cette famille rejetait cet enfant. D’autre part, en 1971, le Gouvernement belge arrêta ses subventions à l’APPM au prétexte que, 10 ans après les indépendances, les metis étaient dorénavant des « citoyens comme les autres belges et n’avaient donc plus besoin de protection spéciale ». Les enfants metis dépendant de l’APPM furent à partir de cette date pris en charge par les CPAS de leur lieu de résidence.
Cela ne régla pas pour autant le statut juridique de ceux qui avaient perdu la nationalité belge. Des metis récupérèrent la nationalité belge par mariage avec des citoyens belges et d’autres par la procédure coûteuse de la « naturalisation ». Plusieurs d’entre-eux durent également résoudre lors de leur mariage le casse-tête de l’absence d’un acte de naissance.


3. La question du mariage coutumier
La question du mariage coutumier, je l’évoquerai sous forme de témoignage personnel. Lors d’une discussion en 2011 avec des chercheurs de la CEGESOMA, dans le cadre de l’étude du déplacement vers la Belgique des enfants metis, j’avais déclaré que les mariages mixtes entre européens et africains étaient de fait interdits durant la période coloniale et que mon père avait été alors obligé de contracter un « mariage coutumier » avec ma mère : cela lui avait fait perdre son emploi de cadre dans la compagnie minière qui l’employait avant de pouvoir rebondir dans d’autres activités. D’après les chercheurs, il n’existait aucune interdiction officielle dans les colonies et, pour preuve, de citer le mariage légal du Capitaine Joubert avec la fille d’un Chef traditionnel congolais.
Pour ma part, je découvris, lors de recherches en 2014, que le mandat de tutelle de la Belgique sur le Ruanda-Urundi, octroyé par la SDN et confirmé par l’ONU, ordonnait l’obligation, pour la Belgique, à reconnaître les actes administratifs des autorités traditionnelles. Cela me remémora une démarche que j’avais entreprise d’une reconnaissance de noblesse belge – pour ma famille paternelle d’origine française avec un patronyme polonisé par l’Histoire – auprès du Service de la Noblesse dépendant du Service Public Fédéral des Affaires Etrangères. Cette démarche n’avait pas abouti, car le Service Public Fédéral m’avait demandé de produire l’acte de mariage de mes parents, que l’Etat colonial avait refusé de leur procurer. Rappelons que, pour être « noble » en droit de la filiation nobiliaire, il faut être un enfant « légitime », issu du mariage légal d’un noble.
Pour résoudre ce problème kafkaïen, il était possible soit d’intenter un procès en droit nobiliaire belge pour discrimination sur base de l’article 1er de la loi du 25 février 2003 qui stipule : qu’il y a discrimination directe si une différence de traitement qui manque de justification objective et raisonnable est directement fondée sur le sexe, une prétendue race, la couleur, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique, l’orientation sexuelle, l’état civil, la naissance, etc., soit de chercher à légaliser le mariage coutumier de mes parents et permettre ainsi, à travers un cas particulier, une évolution significative de la législation en la matière. En effet, une légalisation d’un mariage coutumier « légitime » automatiquement les enfants nés de ce mariage.
Grâce à l’assistance d’un avocat metis belgo-rwandais issu de la colonisation belge et d’un avocat rwandais, j’ai obtenu en date du 17 février 2015 un Jugement supplétif qui vous est projeté sur l’écran (2) et qui légalise enfin le mariage coutumier de mes parents daté de 1945. Un des éléments décisifs dans cette procédure juridique fut le témoignage du généalogiste des clans royaux du Rwanda qui connaissait ce mariage coutumier et le nom de la vache qui en constituait la dot : Impirimba. Comme d’autres mères de metis au Rwanda, la mienne était connue parce qu’issue de l’aristocratie rwandaise, étant cousine du Mwami (Roi) Mutara III Rudahigwa et de son épouse la Reine Rosalie Gicanda. Cela a dû jouer en notre faveur durant la procédure juridique. Ce Jugement mit fin psychologiquement à une injustice et à beaucoup de souffrances familiales et pourra, je l’espère, faire jurisprudence.


4. Conclusion
Il faut reconnaître que, malgré les aléas de leurs histoires, la plupart des metis issus de la colonisation belge ont pu globalement se reconstruire sur le sol belge. Si certains parmi nous ont hélas échoué, beaucoup d’autres – suivant le degré de soutiens reçus de leurs familles, des familles adoptives ou d’accueil, ou des éducateurs des institutions où ils étaient placés – ont pu faire des études et réussir dans la vie. Malgré une interrogation lancinante sur leurs origines africaines, ils ont pu apporter leur contribution au rayonnement de la Belgique. Je pense en particulier à M. Georges Octors, Chef d’Orchestre et le plus grand violoniste belge des temps modernes ou encore à Mme Augusta Chiwy, Infirmière belge et héroïne de la bataille des Ardennes. Je n’oublie pas tous les autres metis qui ont apporté leur contribution comme citoyens à la vie et à l’honorabilité de notre pays.
Le combat des metis issus de la colonisation belge a ouvert la voie à l’intégration des minorités visibles dans notre pays et a également favorisé l’instauration d’une Société Ouverte (Open Society) en Belgique. Il est notoire que la nouvelle génération des metis de Belgique nés de couples mixtes post-colonisation peut épanouir plus facilement ses talents que nous le pûmes. Espérons que les jeunes personnalités belges metisses telles que Jean-Paul Van Haver, dit Stromae, Laura Beyne, Miss Belgique 2012 et actuellement Présentatrice-vedette chez RTL-TVI ou encore Nafissatou Thiam, la récente médaillée d’or des Jeux Olympique de Rio, découvrent un jour notre histoire et la route que nous avons tracée pour eux.
D’autre part, concernant la douzaine de milliers de metis issus de la colonisation belge au Congo et restée auprès de leurs familles africaines à l’indépendance de ce pays, nous constatons qu’elle s’est également bien débrouillée dans son ensemble. Cela malgré les vicissitudes que traversa ce pays et qui pénalisèrent la première génération de metis à qui on déniait parfois la nationalité congolaise et dont on doutait du patriotisme. Les générations suivantes s’intégrèrent mieux et font désormais partie de la classe moyenne ou de l’élite congolaise actuelle. Toutefois, reste en permanence la frustration d’avoir été abandonnés par leurs ancêtres « biologiques » belges et de ce qu’ils clament être une ingratitude de la Belgique à leur égard. C’est ainsi qu’a été créée à Kinshasa « l’Association des enfants laissés par les Belges au Congo ». Cette Association milite pour que la Belgique reconnaisse ses responsabilités à l’égard des metis congolais issus de la colonisation belge et de leurs descendants.
En ce qui concerne le Kivu, le Rwanda et le Burundi, les orateurs précédents nous ont expliqué comment la plupart des 700 metis issus de la colonisation dans cette région, dont les 300 enfants regroupés à l’orphelinat de Save furent déplacés en Belgique. Les rares qui restèrent furent malheureusement rattrapés par la problématique « Hutus-Tutsis ». Le cas du Rwanda étant le plus emblématique. En effet, les metis issus de la colonisation belge qui sont restés au Rwanda après l’indépendance et qui ne possédaient pas de nationalité étrangère, se virent attribuer la nationalité rwandaise conformément au Code de la nationalité rwandaise de 1963.
Ils reçurent comme tous les autres Rwandais nés de parents rwandais une carte d’identité à « mention ethnique ». Cette mention n’était prévue par aucune loi. Il s’agissait donc d’une simple pratique administrative, héritée de la colonisation allemande puis du mandat belge, par laquelle l’enfant était classé dans « l’ethnie » de son père, ou bien dans celle de sa mère, au cas où son père était étranger ou inconnu.
Comme la plupart de ces metis avaient des mères classifiées comme « tutsies », ils subirent les aléas liés au groupe classifié comme « tutsi » durant la période 1962 à 1994 et eurent des destins tragiques durant le génocide de 1994, particulièrement la petite communauté metisse établie depuis 1930 à Gisenyi.
Pour finir, je souhaite aussi rappeler que le destin dramatique vécu par les metis issus de la colonisation belge, le fut plus encore par leurs mères. Lors d’une visite en famille des bâtiments de l’ancien orphelinat de Save en 2005, je fus entouré par 5 femmes âgées, qui me racontèrent s’être établies sur place depuis 1962 en attendant le retour, avant de mourir en paix, des enfants metis que les « blancs » leur avaient volés. L’AMB espère donc – via des recherches dans les archives, l’aide des Ambassades belges dans les pays des Grands-Lacs et des Gouvernement locaux – identifier les familles africaines des metis belges souhaitant renouer avec leurs origines africaines.
Mesdames et Messieurs les Parlementaires, l’AMB compte vivement sur votre appui pour mettre fin à des drames humains et à des casse-têtes juridiques et réparer ensemble, dans la justice et la dignité, les injustices de notre histoire commune afin que cette histoire retrouve toute sa dignité.
Merci à toutes et à tous de votre attention.

Métis : Avec les enfants cachés de la France coloniale

Publié le : 10/07/2020 - 14:43

Reporters © FRANCE 24

Par : Caroline DUMAY & Thaïs BROUCK

Durant la période coloniale, plusieurs milliers d’enfants issus de relations entre des colons et des Africaines sont abandonnés par leur père et arrachés à leur mère. Sur décision du gouverneur général de l’Afrique-Occidentale française, ces "métis des colonies" sont séparés du reste de la société et placés dans des orphelinats. À travers des témoignages inédits, France 24 retrace l’histoire oubliée de ces enfants cachés de la Nation, dépourvus de leur filiation et en quête de reconnaissance. Regardez notre documentaire exceptionnel de 27 minutes.

Tout a commencé en 1903, lorsque le gouverneur Ernest Roume, à la tête de l'Afrique-Occidentale française (AOF), décide la mise en place d’espaces dédiés pour les enfants nés de père français et de mère "indigène", les "bâtards de la République". Dans la colonie Côte d’Ivoire, le "Foyer des métis" voit le jour dans le majestueux ancien Palais des gouverneurs de Bingerville.

André Manket, 90 ans, en fut l’un des premiers pensionnaires. Il a les larmes aux yeux lorsqu’il raconte son kidnapping. "Ils sont venus me chercher dans mon village de pêcheurs d'Anono et m'ont emmené de force. J'avais sept ans. Ma tante était en pleurs...", témoigne le vieil homme, qui est arrivé à Bingerville entouré de deux gardes coloniaux. "On m'a dit : 'Guerard', le nom de votre père, c'est fini. Maintenant, vous prendrez le nom de votre mère." On lui a aussi donné un numéro : le 39. Ce qui signifiait qu’avant lui, il y avait 38 garçons et filles, dont le seul point commun était la couleur de leur peau, métissée.

Traumatisme

Maurice Berthet, lui, ne comprend pas. Il n’est pas Français, mais il possède pourtant des terres à Vitry-le-François, qu’il a obtenues par héritage... "Mon père ne m’a jamais abandonné ! Mais il ne savait pas comment faire. Il coupait du bois et vivait dans la forêt", explique-t-il.

L’abandon est une chose, la perte d’identité en est une autre. Pour avoir accès à Bingerville et au statut de "pupille de la Nation", il fallait se déclarer "orphelins", même quand on ne l’était pas. 

Même son de cloche pour Calile Sahily, le président de l’Association des anciens élèves de l’orphelinat et du Foyer des métis (AEFOCI). "Comment pouvait-on être hier pupilles de la Nation - et donc enfants de l’État français - et ne pas être Français aujourd’hui ? C’est une aberration !",  fait-il remarquer.

Ils ont beau être désormais âgés de plus de 80 ans, le traumatisme est encore bien vivace. "Nous étions la risée de tous. Nos mères étaient traitées comme des prostituées", explique aussi Monique Yace. "On nous traitait de bâtards, de peau grattée... Nous mettre à l’orphelinat, c’était légaliser l’abandon", ajoute, de son côté, Philippe Meyer. Tous aujourd’hui se considèrent comme des "victimes de la colonisation".

Bien éduqués, la plupart de ces métis se sont bien intégrés à la société ivoirienne. Jeanne Reinach, née Langui, est le produit de cette génération d’enfants cachés. Si elle porte le nom de l’une des familles françaises les plus riches de l’avant-guerre, elle n’a, par contre, jamais obtenu la nationalité française. Elle a dû attendre 77 ans pour apprendre que son grand-père, Théodore Reinach, était député de Savoie, membre de l’Institut de France, propriétaire de châteaux et de villas... "Nous en voulons à la France parce qu’elle n’a rien fait pour nous", confie-t-elle, amère.

"Mettre le débat sur la table"

À l’indépendance de la Côte d’ivoire, en 1960, la question de ces enfants n’a jamais été mise sur la table. "Ceux qui ont réussi à obtenir la nationalité française sont ceux qui se sont fait établir, avant leur majorité, un jugement supplétif d’acte de naissance en précisant que le père était présumé d’origine française", explique Patricia Armand, secrétaire générale de l’AEFOCI. Encore fallait-il être informé... La juriste est aussi petite-fille de colon, mais elle n’a jamais réussi à retrouver les traces de son grand père, Fernand Combaluzier, pourtant administrateur foncier.

Beaucoup d'Ivoiriens souhaitent désormais que la France s'inspire de la Belgique qui, en avril 2019, s'est officiellement excusée auprès des enfants métis nés dans ses anciennes colonies. Le mois dernier, cinq femmes métisses, nées dans le Congo colonisé, ont assigné le royaume en justice pour "crimes contre l'humanité". Elles dénoncent des enlèvements systématiques d'enfants comme elles, entre 1911 et 1960. 

La France sera-t-elle à son tour ciblée par ce type de démarche ? Auguste Miremont, ancien ministre de la Communication de Félix Houphouët-Boigny, qui a, lui aussi, grandi au Foyer des Métis, estime qu’"il est temps maintenant de mettre ce débat sereinement sur la table".

Black Lives Matter : déconstruire les mécanismes du racisme

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Le racisme s’est nourri au fil de l’histoire de l’ignorance, de la cupidité et de la lâcheté des sociétés humaines. Qu’il soit inconscient ou assumé, il est le produit d’une construction intellectuelle complexe qui impacte chacun d’entre nous. Bourreau ou victime, on est tous concernés.

L’affaire George Floyd aura eu le mérite de faire resurgir toute une documentation enfouie dans les poubelles de l’histoire, qui donne enfin la parole aux sans-voix, et permet de prendre la mesure de ce fléau, dans sa complexité, sa diversité.

Si les noirs font figure de peuple martyr, concentrant sur eux le rejet des autres peuples (occidentaux, arabes et asiatiques), ils ne sont pas pour autant exempts de reproches et à l’abri de ces travers car ils ont souvent participé activement au racisme systémique dans le rôle du “nègre de service”, et comble de misère, nombre de témoignages rapportant des actes à caractère racistes sont perpétrés quotidiennement contre … des noirs. On appelle cela pudiquement xénophobie, communautarisme, complexe de l’uniforme ou de la blouse, abus de pouvoir ou … lutte des classes.

Les fondements du racisme sont à rechercher dans l’histoire, l’économie, la philosophie, et si l’on peut légitimement s’indigner des manifestations de racisme, les éradiquer nécessitera un travail d’information, d’éducation et un dialogue entre les protagonistes afin de rétablir la vérité historique et la justice.

Tous les peuples, chacun à son niveau, ont contribué à l’évolution de l’humanité. Vouloir le nier ou établir une hiérarchie est en soi un acte fondateur du racisme.

Liens utiles pour comprendre le phénomène:

Le tabou de la traite négrière arabe :

Kakou Ernest TIGORI - Prix Mandela de littérature 2017 : l’Afrique à désintoxiquer :

Etre noir au Liban : un combat quotidien contre le racisme :

Arte - Aux sources européennes du racisme :

TV5 : Juliette Esmeralda : la couleur des pharaons :

Cheikh Anta Diop : en finir avec le complexe du colonisé :  

France 2 : Pascal Blanchard - historien: Le racisme inconscient et les stéréotypes :

Le berceau humain: les origines négro-africaines de l'Egypte antique - version française : 

AJ+ - Carte à fric : qui a traçé les frontières des Etats africains ?

Général Alexandre Dumas, le héros noir oublié :

La Charte du Mandé : 1ère déclaration des Droits de l'Homme de l'histoire :

Interview Alain Mabankou sur TV5 : 

Pascal Blanchard, historien : l'histoire coloniale de la France n'est toujours pas assumée :

Pascal Blanchard, historien : Celui qui naît avec une couleur a un destin :

Lisapo Ya Kama - Le projet de Cheikh Anta Diop pour l'Afrique:

TV5 : Les noirs en France du 18e siècle à nos jours :

Chasselay 1940 : tirailleurs sénégalais massacrés par les nazis :

Le racisme envers les gitans :

La théorie complotiste d’Eric Zemmour sur les Verts et l’Islam vaut le détour(nement) :

La colonisation en Afrique : résumé sur carte :

La Conférence de Berlin 1885 sur le partage de l’Afrique :

Arte : l’Islam n’a pas aboli l’esclavage :

“Strange fruit” de Billie Holiday : un hymne antiraciste :

L’indépendance sanglante de Madagascar :

Discours du Premier Ministre Patrice Lumumba lors de la proclamation de l’indépendance du Congo :

Arundhati Roy : Le racisme indien envers les noirs est presque pire que celui des blancs :

RTBF - Congo belge : la stigmatisation des enfants métis :

Le racisme anti-blanc existe t-il ?

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